J’ai déjà consacré un article au Camp Turenne, paru sur ce blog le 16 septembre 2018, voir le lien http://ltd-rando68.over-blog.com/2018/09/le-camp-turenne.html. Mais je n’avais pas lu le petit livre de Paul Kaemmerlen ‘‘Rôle et missions du Camp Turenne anciennement Thomannsplatz’’. À présent, c’est fait, grâce à mon amie Cernéenne Mary Funyo (c’est son pseudo), qui possède cet ouvrage indispensable et me l’a prêté. J’ai pris pas mal de notes, j’ai scanné des illustrations, et je reproduis ici toute cette documentation qui vient enrichir ma première publication.
Voici donc la nouvelle version ‘‘LE CAMP TURENNE’’ : je vous en souhaite une bonne et saine lecture.
Ce monument au Camp Turenne rappelle la position de l’ancien cimetière : ici restèrent enterrés les corps -non demandés par les familles- de 186 officiers, sous-officiers et hommes de troupe, décédés durant les trois premières années de la Première Guerre Mondiale ; en 1922, tous ces corps ont été transférés dans les différents cimetières militaires des vallées. Le monument est complété par un mât portant le drapeau tricolore, installé par la section locale du Souvenir Français.
NOTES SUR LE LIVRE
L’auteur, Paul Kaemmerlen, ‘‘ingénieur de formation, colonel honoraire, officier de la Légion d’Honneur, président du Souvenir Français de Thann’’ (extrait de la préface du général Fayard, président national du Souvenir Français). Il a fêté ses 90 ans en 2015 à St-Amarin.
L’ouvrage : format 130 X 205, 90 pages, broché, couverture cartonnée bleue, il a été imprimé en 1980 sur un millier d’exemplaires par le Centre d’Aide par le Travail (CAT) de Cernay, et vendu au profit du Souvenir Français.
Mon commentaire : c’est le travail d’un militaire de haut grade, qui expose en détail les installations au Camp Turenne, et surtout le plan des batailles, les noms des régiments qui les mènent ou les subissent, ainsi que les pertes enregistrées et les mouvements de troupes qui font suite. Il ne contient aucun commentaire, aucune note sur le moral des troupes, ou simplement sur la vie quotidienne des soldats.
SITUATION – ACCÈS
Le Camp Turenne, altitude 909 m, est situé à peu près à mi-chemin entre Willer-sur-Thur à l’Ouest et le Hartmannswillerkopf (HWK) à l’Est, ou entre Steinbach au Sud et Goldbach au Nord. C’est un important croisement d’itinéraires de randonnée pédestre et de VTT. On y accède :
LE CONTEXTE DE LA PREMIÈRE GUERRE MONDIALE
Cet endroit était autrefois appelé Thomannsplatz (place Thomann), du nom d’un garde forestier de l’époque où l’Alsace faisait partie de l’Empire allemand ; il a été débaptisé et francisé en ‘‘Camp Turenne’’ par les soldats français, mais seulement en 1916.
Aujourd’hui, il est impossible d’imaginer ce qu’a été ce lieu pendant la Première Guerre mondiale, il y a un peu plus de cent ans...
Le contexte en 1914 : l’Empire allemand s’étendait à l’Alsace-Lorraine, la frontière entre les deux pays passant chez nous par les crêtes vosgiennes. En effet, l’Alsace-Lorraine fut le territoire cédé par la France à l'Allemagne en application du traité de Francfort, signé le 10 mai 1871, après la défaite française. En particulier, et pour ce qui nous concerne, ce traité amputait l’ancien territoire français de cinq sixièmes du département du Haut-Rhin (seul ce qui est devenu ensuite le Territoire de Belfort échappait à l’annexion) et de l'intégralité du Bas-Rhin ; Cernay, Uffholtz, Wattwiller, le Hartmannswillerkopf et le Herrenfluh faisaient donc partie intégrante de l’Empire allemand.
En Alsace, les tensions sont fortes en 1914, et si certains hommes sont enrôlés dans l’armée allemande, d’autres se retrouvent dans l’armée française. Le Hartmannswillerkopf (abréviations : HWK ou HK) sera une bataille particulièrement difficile et sanglante : surnommée « la mangeuse d’hommes », elle ne fera pas moins de 30 000 victimes et 100 000 blessés (estimations totales pour les deux pays) entre janvier 1915 et janvier 1916, sera la plus longue et la plus terrible des batailles en Alsace, et une des plus meurtrières en France durant le conflit. On admet aujourd’hui que cette bataille de positions ne rimait à rien : on gagnait de petits territoires mètre après mètre, qui étaient pour la plupart repris quelques temps après. Au final, les positions étaient statiques, on s’enlisait de chaque côté, et les cadavres de soldats pourrissaient partout, dans les tranchées et sur les barbelés.
L’ANNÉE 1914
THOMANNSPLATZ ET BATAILLE DE STEINBACH
Août 1914 : alors que les Allemands quittent la vallée de la Thur et finalement la ville de Thann, des sections du 22è Bataillon de Chasseurs Alpins occupent la position de la Thomannsplatz. Ils sont relayés en octobre par des militaires du 68è BCA. Dès lors, Thomannsplatz sera tenue en permanence par au moins une section, l’État-Major s’étant rendu compte de l’importance de cette position-clé. Une autre section sera détachée à l’observatoire du Rocher d’Ostein, situé à environ 100 m en contrebas (voir ci-après).
Des ouvriers réquisitionnés à Willer (actuel Willer-sur-Thur) sont envoyés là-haut pour des travaux d’abattage d’arbres, de terrassement, et de construction d’une cabane-abri, ainsi que l’élargissement des chemins.
Lors de la bataille de Steinbach, en décembre 1914, le poste de commandement du Cdt Collardelle est fixé à Thomannsplatz, et c’est de là que sont préparées les attaques vers Steinbach et la Cote 425 ; on installe à Thomannsplatz 2 batteries de 75, et bientôt un poste de secours. Des éléments du Génie viennent construire des abris et baraques ; ils auront ensuite à aménager un emplacement pour l’implantation d’une véritable unité sanitaire.
Thomannsplatz devient aussi un centre de transit pour le ravitaillement et les vivres, cartouches et munitions, autant pour les combats de Steinbach que pour le secteur du Hartmannswillerkopf.
RÔLE DE L’OBSERVATOIRE OSTEIN-THOMANNSPLATZ
Il est installé courant décembre 1914 : la plate-forme est complétée par de petits abris. Les messages sont transmis par signaux optiques, par fusées et par pigeons voyageurs. Ils ne seront transmis par téléphone qu’à partir de 1916.
RÔLE DU POSTE DE SECOURS
En 1914, il sert à soigner les blessés pendant les combats de Steinbach. Après les premiers soins, les blessés transportables sont évacués jusqu’à la ferme d’Ostein (actuelle ferme-auberge), par brancards tirés par des mulets, puis par voitures sanitaires jusqu’aux hôpitaux de Moosch et Bitschwiller.
L’ANNÉE 1915 : L’HÔPITAL CHIRURGICAL
En février-mars 1915, la Compagnie 16/13 du Génie avait construit à Thomannsplatz un nouvel abri pour le commandement de la 8è Brigade, et de nouveaux abris destinés au poste de secours. Des travaux ont aussi été entrepris sur les chemins d’accès : plusieurs centaines d’hommes auraient été mobilisés.
À partir de mars 1915, Thomannsplatz dispose d’une ambulance chirurgicale, et d’un baraquement de 24 lits pour les blessés intransportables. Il faut bientôt aménager sur place un petit cimetière, qu’on appelle Willer-Thomannsplatz.
Au printemps 1915, Thomannsplatz devient aussi un ‘‘dépôt d’éclopés’’, protégé par deux compagnies d’infanterie et une section de mitrailleuses.
À partir de juillet 1915, Thomannsplatz devient hôpital chirurgical, avec une infirmerie pour soigner les blessés légers, et un hôpital chirurgical dont la capacité est portée à 80 lits. L’hôpital Thommansplatz-Turenne sera en dur à la fin de cette même année, pour soigner les blessés des combats au HWK.
Il y avait là une cuisine avec deux ‘‘roulantes’’, un abri-dortoir à deux étages pour le personnel de santé et de service, un abri muletier, et une source d’eau très pure.
En octobre, le commandement de l’artillerie du groupement du secteur sud s’installe dans ce qu’on appelle dorénavant le Camp Turenne.
Fin 1915, après les combats terribles au HWK, le cimetière comptait 158 emplacements.
LA VISITE DU PRÉSIDENT POINCARÉ
C’est un événement plutôt inattendu qui se produit en Alsace, le 9 août 1915 : Raymond Poincaré, Président de la République, est en visite sur le front, en compagnie du général Serret, le ‘‘grand patron’’ des opérations militaires en Alsace (voir ci-dessous), qui l’accueille au château de Wesserling. Tous deux traversent St-Amarin, Moosch, Thann, puis Bitschwiller et Willer.
Serret demande alors au Président de l’accompagner jusqu’à Thommansplatz (qui ne s’appelle pas encore Camp Turenne), ce qu’ils font. Là-haut, on leur sert ‘‘un déjeuner très convenable’’ (sic), et la fanfare du 6è BCA joue plusieurs morceaux, dont l’incontournable et fameux ‘‘Sidi Brahim’’. Tout cela quasiment à la barbe des Allemands.
Le général Marcel Serret, qui commandait par intérim et avec le grade de général de brigade, la 66è Division d'Infanterie de Montagne au Hartmannswillerkopf, a été grièvement blessé par un éclat d’obus au genou le 28 décembre 1915, lors d’une grande attaque sur le HWK. Il est arrivé le lendemain à l'ambulance-hôpital 3/58 à Moosch : un chirurgien pratiqua l'amputation, mais celle-ci ne sembla pas faite assez haut, car la gangrène continua de progresser. Il fallut réopérer, mais il était déjà trop tard, et le général décéda le 6 janvier 1916. Il fut inhumé à la Nécropole nationale de Moosch, parmi 592 soldats tués dans les combats des Vosges.
1916 : LE CÂBLE AU CAMP TURENNE
Durant les 2 premières années de la guerre, les approvisionnements, les hommes, le matériel et les munitions, arrivaient jusqu’au front d’Alsace par le col de Bussang, jusqu’aux villages de Willer et Bitschwiller, et de là montaient vers les zones de combat au HWK. Les convois muletiers s’arrêtaient à mi pente, entre 700 et 800 m, pour un moment de repos dans un camp de fortune, baraquement de pierres, planches ou rondins, couverts de tôles, à l’abri des vues aériennes et des tirs de l’artillerie allemande. Pour Thomannsplatz, le relai était au Camp des Pyramides (Bouvines ?), où il n’y avait évidemment pas de pyramides, juste 3 ou 4 baraques, avec une petite cuisine et une infirmerie.
Les noms des différents camps faisaient appel à l’histoire des régiments, en particulier ceux de chasseurs. La bataille des Pyramides s’inscrit dans la campagne d'Égypte : elle eut lieu en 1798 et opposa l'armée française d'Orient commandée par Bonaparte, aux forces mameloukes commandées par Mourad Bey.
Une vue unique du Camp des Pyramides, durant la Grande Guerre. (Source de cette image : hartmannswillerkopf.e-monsite.com)
De mars à octobre 1916, un câble porteur à deux bennes de 300 kg de charge utile chacune est installé entre la forêt du Baerenthal et le Camp Turenne. L’accès au vallon du Baerenthal, depuis Bitschwiller, se fait par une nouvelle route carrossable de 5 km de longueur, qui arrive jusqu’à la plate-forme inférieure du câble, altitude 559 m.
Le câble a une longueur de 1 300 mètres, pour un dénivelé de 345 m, soit 26% de pente moyenne. Il est supporté par des pylônes en bois (10 ou 11, selon les sources), et permet de transporter 40 tonnes par jour. Cette capacité sera portée à 75 t/j en mars 1917.
Le câble arrive environ 100 m avant le Camp Turenne, dans le dernier virage du chemin venant de Bouvines (actuel GR 5 venant de Camp Turenne), où on installe une plateforme de déchargement, altitude 904 m.
Toute cette installation était à couvert de l’épaisse forêt, donc non visible par les observateurs allemands, difficile aussi à détruire par l’artillerie ennemie pour une question d’angle de tir. Elle assurait tous les approvisionnements, vivres, matériels médicaux et munitions. Les blessés sanitaires furent bientôt descendus par la benne, ainsi que les cercueils des morts demandés par les familles. Les blessés étaient acheminés ensuite sur les hôpitaux par des voitures ambulances, depuis le Baerenthal.
Cette réalisation, qui était une priorité absolue, fut mise en service en octobre 1916, et dotée d’une ligne téléphonique spéciale. Mais cette remarquable installation arrivait bien tardivement : depuis le début de l’année 1916, et jusqu’à la fin de la guerre, la situation au HWK était devenue nettement plus calme, bien que les harcèlements mutuels continuaient de faire presque quotidiennement de nouvelles victimes.
Notons encore que, dès juillet 1916, le PC du Secteur Sud n’est plus au Camp Turenne, mais à Willer. De nombreuses unités se relèvent périodiquement à Turenne.
Dans ce virage sur le GR 5, à 100m du Camp Turenne, se trouvait la plateforme de déchargement du câble. Il n’y a plus aucune trace de ces installations, et ce vénérable tronc en indique le probable emplacement.
VERS LA FIN DE LA GUERRE
CENTRAL TÉLÉPHONIQUE
Le central téléphonique Turenne fut monté dans un abri spécialement aménagé, et la liaison avec les autres camps, emplacements d’artillerie et observatoires, ne fut totalement opérationnelle qu’en mars 1917 ! Le fonctionnement de ce central donna entière satisfaction, sauf lors du grand bombardement du Camp Turenne à la mi-mars 1918. Il fallut de nouveau faire appel au service des colombophiles et aux signaux optiques.
DÉPÔT DE VIVRES ET DE MUNITIONS
Dès novembre 1917, le Camp Turenne était le dépôt de vivres du Secteur Sud : jusqu’à la fin de la guerre, il disposait en permanence de 10 000 rations !
Il fut aussi dépôt avancé du PAD, Parc d’Artillerie Divisionnaire. En raison du câble, il fut doté de davantage de canons. Il a été d’une grande efficacité, en remédiant rapidement à toute défaillance d’approvisionnement d’une batterie.
Entre novembre 1917 et novembre 1918, le Camp Turenne est centre de résistance (CR), dans le cadre d’un plan de défense. Il dispose d’une garnison de sécurité, en cas de contre-attaque d’ensemble de l’ennemi.
LUTTE CONTRE LE GAZ YPÉRITE
À partir de 1917, l’hôpital du Camp Turenne traite plusieurs dizaines de soldats atteints par le gaz ypérite (ou gaz moutarde), le personnel ayant été spécialement formé. En effet, des cours spéciaux avaient été donnés au Camp Turenne dans le cadre de la lutte contre ce gaz, aux effets redoutables, voir les liens https://fr.wikipedia.org/wiki/Gaz_moutarde et https://www.centenaire.org/fr/espace-scientifique/societe/le-gaz-moutarde.
Les cours s’étalent sur 18 jours, et comprennent des entraînements au port du masque, dans une véritable chambre à gaz installée dans les environs du camp. La zone la plus dangereuse, ou zone rouge, comprenait Steinbach, Schletzenburg, St-Antoine, Cernay, la Thur, Thann et l’entrée de la vallée.
L’OFFENSIVE ALLEMANDE DE MARS 1918
Le Camp Turenne est bombardé sans arrêt pendant 43 heures les 16 et 17 mars 1918. Le câble est mis un temps hors service, et le PC est totalement détruit, ainsi que le central téléphonique. Le 17, les derniers baraquements du camp sont détruits.
À partir du 25 mars, la vie redevient ‘‘normale’’ au Camp Turenne. Tout a été remis en état, et nombre d’installations améliorées. Aucun événement majeur n’est à relever ensuite, et ce jusqu’à la fin de la guerre.
De cet incroyable complexe militaire logistique et sanitaire, il ne reste aujourd’hui, un siècle plus tard, que les chemins élargis, quelques pans de murs et des éboulis de pierre un peu partout…
ET PENDANT LA SECONDE GUERRE MONDIALE ?
Le Camp Turenne est occupé par l’armée allemande à partir de décembre 1944, et le Rocher Ostein va être organisé défensivement comme poste d’observation sur la vallée de la Thur.
Plusieurs tentatives de l’armée française pour libérer le Camp Turenne et le rocher se heurtent à un temps épouvantable (1 m de neige) et au tir des minen.
Finalement, le Camp Turenne est libéré le 8 février 1945 par des éléments de la 4è DMM (Division Marocaine de Montagne) : les Allemands venaient d’évacuer les positions !
La table et ses bancs au Camp Turenne, durant l’hiver 2016-2017 : ce n’est rien à côté des conditions que connurent les soldats durant l’hiver 1914-1915…
Texte : Pierre Brunner, mai 2020 (Courriel personnel brunner.pierala@orange.fr).
SOURCES :
« Rôle et missions du Camp Turenne, anciennement Thomannsplatz, pendant la guerre 1914-1918 », par Paul Kaemmerlen (Cernay, 1980).
« Le Camp de Turenne, un site stratégique de la guerre de 14-18 », par Emmanuel Job et René Doppler, in Journal L’Alsace du 21/08/2014.
« Le Herrenfluh 3/3 », par Pierre Brunner, LTD RANDO 68, avril 2016, lien http://ltd-rando68.over-blog.com/2016/04/le-massif-du-herrenfluh-en-images.html